Tori et Lokita, nouveau coup de maître des frères Dardenne.

  • 31.05.2022

La rumeur bruissait depuis la projection de Tori et Lokita sur la Croisette et le jury n’a pas démenti les pronostics des spectateurs. Samedi 28 mai sur la scène du Grand Théâtre Lumière, les frères les plus célèbres du cinéma belge ont décroché une nouvelle distinction, le huitième prix officiel de leur carrière cannoise, inédit et forcément unique dans les annales du Festival, celui du 75e anniversaire ! Un aboutissement déjà pour ce duo qui illumine à intervalles réguliers, la Sélection Officielle depuis 23 ans, presque un tiers de l’histoire du plus fameux événement cinématographique mondial.

 

Mai 1999, coup de tonnerre sur la Croisette : la Palme d’or, attribuée par un jury dirigé par David Cronenberg, revient à un film belge. Une jeune actrice prometteuse nommée Emilie Dequenne double la mise avec un prix d’interprétation. Grâce à Rosetta les caméras du monde entier se braquent soudain sur la Wallonie, petite région jusqu’ici ignorée des cadors du 7e art.

Ce triomphe inattendu agit comme un détonateur et un révélateur : les pouvoirs publics belges prennent tout à coup conscience que si nous avons des réalisateurs de talent, l’industrie régionale est inexistante. Pour exercer leur métier, nos artistes doivent se délocaliser, souvent en France. Ce constat conduira à la création de Wallimage qui vingt et un an plus tard poursuit sans relâche sa mission avec succès, tous les chiffres en attestent.

L’histoire du fonds régional wallon est donc intimement unie à la carrière de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Wallimage a ainsi cofinancé les huit longs métrages suivants du duo avec un enthousiasme d’autant plus inaltérable que leurs films, tous tournés en Région liégeoise, ont largement contribué au développement de l’industrie régionale en localisant chez nous la plupart des activités liées à la conception, réalisation et finition de leurs œuvres.

Célébrés dans le monde entier par les plus grands metteurs en scène, adulés par les cinéphiles aux quatre coins du monde où leurs œuvres s’exportent avec un succès jamais démenti, les frères ont présenté en tout neuf films en Sélection Officielle sur la Croisette et récolté huit prix, octroyés par sept jurys totalement différents. Un exploit unique dans l’histoire du cinéma.

En 2002, Le Fils offre à Olivier Gourmet un prix d’interprétation tandis que L’enfant crée la sensation en décrochant en 2005 une deuxième Palme d’Or. En 2008, Le Silence de Lorna est distingué pour son scénario audacieux tandis qu’en 2011 le Gamin au Vélo empoche le prix du Jury. En 2014, Deux jours et une vie reçoit le prix œcuménique, une récompense annexe remise à un film de la compétition officielle, destinée à promouvoir les films de qualité artistique au service d’un message. Après une année blanche exceptionnelle en 2017 avec La Fille Inconnue, les frères renouent avec le succès en 2019, ramenant à Liège le prix de la Mise en scène pour Le Jeune Ahmed, un trophée que la dernière scène du film, en forme de master class, justifie à elle seule.

Plus âpre que leurs précédents longs métrages, mais toujours baigné par une empathie indéfectible, Tori et Lokita a une fois de plus bouleversé la plupart des festivaliers cette année. Le message du film est politique et sans ambiguïté : l’inhumanité bureaucratique qui nous tient lieu de bouclier est inacceptable face à la détresse des migrants qui fuient la mort et la misère. Un message distillé sous la forme d’un uppercut cinématographique qui n’épargne personne et surtout pas les spectateurs qui ne peuvent pas éluder, à l’issue de la projection, une douloureuse confrontation avec leur conscience.

Cette nouvelle distinction conforte encore le statut d’icônes du cinéma mondial des frères. On ne réalise pas forcément ici de la chance que nous avons de compter chez nous des artistes uniques de la trempe des frères Dardenne qui ont influencé des dizaines de cinéastes à travers les continents, de Darren Aronovski à László Nemes Jele en passant par Mohamed Ben Attia et Laura Wandel dont le prochain film sera d’ailleurs coproduit par Les films du Fleuve. Qu’on le veuille ou non, le duo a révolutionné le cinéma en lui offrant une nouvelle grammaire, ce qui est l’apanage des géants. Il a aussi porté avec une constance jamais démentie une parole libre et progressiste, indispensable en ces temps troublés.

Même si le parcours des frères Dardenne est encore loin d’être terminé, on peut se réjouir que Tori et Lokita est déjà considéré par beaucoup comme un des sommets de leur formidable carrière, prouvant ainsi que le temps n’a aucune prise sur leur talent, leur enthousiasme et leurs convictions.

Déjà, merci pour tout. Et vivement la suite.

 

(Photo : Christine Plenus)